Dernière mise à jour : 27 novembre 2022

ÉTAT DES LIEUX

Actuellement, tous les recours devant la Cour Nationale du Droit d’asile (CNDA) sont jugés à Montreuil, en Seine-Saint-Denis.

"

PROJET DE RÉFORME

Comme pour l’OFPRA, le gouvernement souhaiterait décentraliser les audiences et faire en sorte qu’elles puissent se tenir dans les Cours administratives d’appel, en région.
Le gouvernement souhaite aussi généraliser les audiences avec un juge unique et non plus devant une formation collégiale, comme c’est le cas actuellement dans une majorité de cas (après avoir plafonné à 30 % du total des audiences en 2019, les décisions avec un juge unique ne sont plus que de 17 % en 2021)(1).

ANALYSE ET COMMENTAIRE

La collégialité engendre des délais d’attente avant audience plus longs, du fait de la difficulté à réunir les juges. Une systématisation des audiences à juge unique permettrait de réduire ces délais, mais cela risque de se faire au détriment de l’objectivité des jugements (la collègialité assurant une diversité de points de vue et un minimum de discussion entre les juges).

La délivrance possible des OQF avant même l’audience CNDA pose une autre problématique : de fait, ça induirait que la décision des juges aurait une conséquence automatique sur le déclenchement de l’OQTF, et le refus de séjour, ce qui n’est pas de la compétence de la cour.

Autres analyses sur le sujet :

Le témoignage ci-dessous m’a été transmis par un assesseur vacataire à la CNDA, qui souhaite rester anonyme.

Le projet de loi « immigration » annoncé par Gérald Darmanin : Quelles conséquences sur le droit d’asile ?

Parmi les mesures annoncées dans le projet de loi « immigration » à venir début 2023, certaines concernent le droit d’asile. En effet, le ministre de l’Intérieur souhaite que les recours devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) soient désormais examinés par un juge unique et non plus par une formation collégiale, l’argument invoqué étant un raccourcissement des délais de jugement.

Il est également annoncé une délocalisation des audiences de la CNDA dans les cours administratives d’appel et un recours accru aux audiences par visio-conférence.

En tant qu’assesseur auprès de la CNDA, il me semble que l’adoption de telles mesures marquerait un recul majeur du droit d’asile en France et une dégradation de la qualité de la justice.

***

1 – La collégialité : une garantie essentielle

Les personnes dont la demande d’asile a été rejetée par l’OFPRA peuvent faire appel devant la CNDA. La Cour peut soit confirmer la décision initiale de l’OFPRA, auquel cas la demande d’asile est définitivement rejetée, soit annuler la décision de l’OFPRA et accorder au requérant une protection (statut de réfugié ou protection subsidiaire). Les requérants qui saisissent la CNDA sont assistés d’un avocat et d’un interprète.

Actuellement environ 60% des recours devant la CNDA passent devant une formation collégiale composée d’un magistrat professionnel (juge administratif ou juge judiciaire ou magistrat de chambre régionale des comptes) et de deux assesseurs (l’un nommé par le Haut-Commissariat aux Réfugiés, l’autre par le Conseil d’Etat).

En 2021, 40 438 recours ont ainsi été jugés en audience collégiale par la CNDA. En principe la collégialité est la règle sauf pour les dossiers irrecevables, les requérants venant de pays dits « sûrs », les demandes de réexamen, et les dossiers en procédure accélérée. Ces dossiers qui représentent 40% des recours sont jugés soit par voie d’ordonnance (sans entendre le requérant) soit par un juge unique (respectivement 30% et 10% des recours).

Les autres dossiers donnent lieu à une audience collégiale. La collégialité permet de croiser les regards, de comparer les perceptions et d’éviter les décisions fondées sur le ressenti d’un seul interlocuteur.  Chaque membre de la formation de jugement peut poser des questions durant l’audience : cet interrogatoire à plusieurs voix est essentiel pour appréhender la situation du requérant et comprendre les motifs de sa demande de protection.

La plupart des requérants ont quitté leur pays dans l’urgence et disposent de peu de pièces justificatives. Ils racontent leur histoire et leurs craintes, et la Cour les croit ou ne les croit pas : le récit sera jugé « personnalisé » ou « stéréotypé », les persécutions alléguées « crédibles » ou « peu empreintes de vécu », la provenance géographique ou l’engagement politique « établis» ou « non établis » etc. Cette appréciation de la crédibilité et de la cohérence du récit du requérant lors de son audition devant la Cour comporte une part irréductible de subjectivité. On est dans le registre de l’intime conviction plutôt que de la preuve. D’où l’importance de juger à plusieurs pour limiter l’impact des biais de représentation (« elle n’a pas l’air d’avoir été vraiment prostituée de force » ; « il n’a pas l’air d’être vraiment un homosexuel persécuté » etc).

La collégialité est d’autant plus indispensable que les répercussions de la décision de la Cour pour le requérant sont immenses :

    • soit l’octroi d’une protection internationale qui permet à la fois : la reconnaissance symbolique et juridique que le requérant a été victime de violations de ses droits humains, le droit d’être protégé par la France (délivrance d’un titre de séjour pluriannuel), le droit de travailler, le droit à la réunification familiale (pour les réfugiés), la possibilité à terme de solliciter l’acquisition de la nationalité française ;
    • soit un rejet définitif de la demande d’asile, avec des conséquences radicales pour les déboutés : perte de l’hébergement en CADA, interdiction de travailler légalement,  suppression de l’allocation pour demandeur d’asile, envoi d’une OQTF, renvoi dans le pays d’origine (ou maintien illégal sur le territoire sans aucun statut, en pouvant à tout moment être conduit dans un centre de rétention administrative en vue d’un éloignement).

En France, toutes les décisions de justice à fort enjeu sont rendues par des formations collégiales. Pourquoi l’asile devrait-il échapper à cette règle ?  Imaginerait-on une cour d’assises avec un juge unique auditionnant seul le prévenu, sans jury, et décidant seul de le mettre en liberté ou de le condamner à la prison à perpétuité? Les conséquences d’un jugement de la CNDA pour les demandeurs sont trop importantes pour se passer de la collégialité.

La présence au sein de la formation de jugement d’un assesseur nommé par le Haut-Commissariat aux Réfugiés est aussi une garantie procédurale essentielle pour garantir un examen des demandes d’asile devant la CNDA conforme aux standards internationaux.

S’agissant de la phase de délibération, dans la pratique qui est la mienne en tant qu’assesseur, je constate que les décisions de rejet sont souvent prises à l’unanimité. En revanche, il n’est pas rare que les décisions de protection soient prises par deux voix pour et une voix contre. J’ai été témoin à de nombreuses reprises de la configuration où les deux assesseurs proposent de protéger le requérant et mettent en minorité le président. Je n’ai jamais observé une situation où le président propose seul de protéger contre l’avis des deux assesseurs. 

Par ailleurs une audience comporte 13 dossiers. Les journées d’audience sont longues : la formation de jugement siège de 9H jusqu’à parfois 20H. 13 vies défilent devant la Cour, pour les 13 requérants c’est « le jour le plus important de leur vie ». Pour rendre une justice de qualité, il est important que la formation de jugement soit en capacité de leur accorder une attention soutenue.

Affirmer qu’un juge unique pourra enchaîner seul 13 interrogatoires, en étant à 100% de ses capacités d’attention en permanence, c’est méconnaître la réalité du fonctionnement de la Cour, et la fatigue émotionnelle et psychique des audiences. La généralisation du juge unique risque de fabriquer des erreurs judiciaires.

D’ailleurs, actuellement, environ 30% des décisions de l’OFPRA (prises par un officier de protection qui instruit et décide seul) sont annulées par la CNDA : ce qui montre bien qu’en auditionnant et en décidant seul le risque d’erreur est élevé.

Le respect des standards de l’Etat de droit impose de sanctuariser le principe de collégialité à la CNDA. Le juge unique doit rester l’exception (dossiers en procédure accélérée), et la collégialité la règle (dossiers en procédure normale).

 

2 – La généralisation du juge unique : des objectifs inavouables ?

Après une audience devant la CNDA, 32% des dossiers en moyenne débouchent sur une décision de protection (statut de réfugié ou protection subsidiaire), sachant que ce taux de protection est beaucoup plus élevé lorsque le requérant passe devant une formation collégiale versus un juge unique : environ 40% de décisions favorables par les formations collégiales. ; moins de 20% de décisions favorables devant un juge unique. Soit deux fois moins (Nb : estimations).

Il est donc permis de se demander si la généralisation du juge unique n’a pas comme objectif implicite de faire baisser le taux de protection de la CNDA.

Pourtant, le taux synthétique de protection en France (OFPRA + CNDA), soit 39% en 2021[1], se situe actuellement déjà plus de 10 points en dessous de la moyenne des pays de l’Union Européenne (Eurostat : 51,9% en 2021).

Sur le plan démocratique, il ne semble pas là que le mandat donné par les électeurs au pouvoir politique issu des urnes en 2017 incluait l’objectif de diviser par deux le taux de protection accordé par la République français.

 

3 – Les délais de jugement : un faux argument

Le nombre de recours devant la CNDA a connu une très forte croissance, passant de 27 500 en 2010 à 59 000 en 2019. (En termes de nombre d’affaires jugées : 37 350 en 2010 contre 68 403 en 2021).

Pourtant, sur la même période, les délais moyens de jugement de la CNDA ont diminué, passant de 9 mois et 30 jours en 2012 à 7 mois et 8 jours en 2021

 Ils avaient baissé à 5 mois en 2017 avant de connaître une remontée à 8 mois en 2020 suite au COVID-19 (cf suspension des audiences pendant le confinement conduisant à une augmentation du stock d’affaires en en instance). Début 2022, le délai moyen de jugement s’établissait à 6 mois et zéro jour (moyenne des 3 premiers mois de l’année 2022).

Ces délais de jugement sont très inférieurs à ceux des cours administratives d’appel, qui varient de un an à deux ans et demi ; la CNDA juge aussi nettement plus vite aussi que les cours d’appel judiciaires civiles ou pénales.

Il n’y a donc pas de dérive des délais mais plutôt un mouvement pluriannuel de diminution, ralenti par le COVID et par un mouvement de grève des avocats en 2021.

Cette maîtrise des délais s’est faite notamment via le développement des ordonnances (30% des dossiers) qui sont rendues sous un délai très rapide (en principe moins de de 5 semaines)[2].

Remplacer les audiences collégiales par un juge unique au nom de la maîtrise des délais reviendrait à faire gravement régresser l’Etat de droit. La réforme envisagée doit être résolument écartée. C’est plutôt en envisageant la réouverture de voies légales d’immigration par le travail que l’on peut espérer faire diminuer le volume du contentieux de l’asile.

 

4 – La déconcentration des formations de jugement dans les cours administratives d’appel : une fausse bonne idée

Actuellement la CNDA siège à Montreuil (93). L’organisation d’audiences en province est présentée comme une simplification pour rapprocher la justice des requérants. Il s’agit en réalité d’une fausse bonne idée qui ferait gravement reculer le droit des requérants à être bien jugés.

En effet, c’est oublier que :

    • les « chambres de la CNA » sont actuellement spécialisées par pays : la centralisation sur un site géographique unique permet de dispatcher les requérants vers des rapporteurs, des juges et des assesseurs spécialistes de leur zone géographique ; demain, les requérants seraient affectés à la cour administrative d’appel de leur région sans garantie que le juge (par ailleurs unique) ait la moindre expertise sur la situation géopolitique de leur pays ;
    • il est matériellement IMPOSSIBLE pour un juge de se tenir à jour à la fois sur les violences ethniques au Nord Kivu, les persécutions des Hazaras en Afghanistan, les exactions contre les clans minoritaires dans le Bas Jubaa en Somalie, l’excision en Guinée forestière, la situation des Kurdes en Turquie, la traite des êtres humains dans l‘état d’Edo au Nigéria, la criminalisation de l’homosexualité au Mali etc.
    • La centralisation sur un site unique permet de remplacer aisément des juges ou assesseurs absents pour garantir la tenue des audiences et maitriser les délais de jugement
    • La tenue de toutes les audiences sur un site unique à Montreuil permet d’éviter de faire venir les interprètes pour un seul dossier ; et les interprètes assermentés travaillent à la fois à la CNDA et à l’OFPRA, peu éloignés géographiquement ; en cas d’audiences déconcentrées, la présence systématique d’interprètes pourrait-elle être assurée dans toutes les audiences pour toutes les langues y compris pour les langues rares ? la présence physique d’un interprète à l’audience est une garantie indispensable pour s’assurer que le requérant comprend les questions et est compris par la Cour ; le recours à de l’interprétariat par téléphone ou en visio doit être absolument exclu;
    • La centralisation du « back-office » de la CNDA sur un site unique (greffe, bureau d’aide juridictionnelle, service de l’interprétariat, centre de documentation, rapporteurs etc.) permet des économies d’échelle et des gains d’efficacité par rapport à un éclatement multi-site ;
    • Enfin, on ne voit pas très bien la logique consistant à invoquer les vertus d’une « proximité » géographique pour les requérants tout en développant les audiences à distance en visio-conférence.

L’auteur de cette note siège régulièrement comme assesseur à la CNDA.

[1] Selon les statistiques annuelles du ministère de l’intérieur

[2] ce développement des ordonnances suscite de fortes critiques de la part des avocats

Après la loi immigration, la Cour nationale du droit d’asile pourra-t-elle encore faire son travail ?
Tribune de Raphaël Maurel, Secrétaire général de l’Observatoire de l’éthique publique et maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne