Frénésie sondagière, sur des sujets directement inspirés des programmes de l’extrême-droite, sans aucune garantie sur la fiabilité des résultats : les pratiques de CNews en termes de sondages d’opinion sont particulièrement inquiétants et révélateurs. Décryptage…

Le principe des sondages d’opinion est simple : divers acteurs tels que des partis politiques, des médias, des lobbys, voire le gouvernement, sollicitent des sociétés spécialisées pour interroger un panel de personnes sur des sujets de société, l’objectif étant de fournir des données chiffrées censées représenter « l’opinion publique ». Les formations politiques justifient d’y avoir recours afin de « mieux comprendre la population » et orienter leurs actions.

Des lobbys peuvent aussi en concevoir et publiciser les résultats, si toutefois ces derniers servent la cause qu’ils souhaitent défendre. Par exemple, en janvier 2022, une association opposée au nucléaire fait réaliser un sondage avec comme question : « Seriez-vous prêt à voter pour un candidat qui s’engage à sortir du nucléaire ? », ce qui est approuvé par 58% des répondants.

Quelques mois plus tard, une société de combustibles nucléaires commande un sondage questionnant l’image des Français sur cette technologie, il en ressort que 57% des répondants considèrent le nucléaire comme « un atout pour le pays ».

Une majorité de Français seraient donc opposés à ce qu’ils considèrent pourtant comme un atout pour le pays… Ce paradoxe apparent confirme surtout l’adage « Le langage des chiffres à ceci de commun avec le langage des fleurs, on lui fait dire ce que l’on veut ».

En effet, la formulation de la question influe fortement et permet au commanditaire du sondage d’obtenir une réponse qu’il pourra utiliser en communication.

Une critique des sondages déjà ancienne

Le principe des sondages d’opinion est simple : divers acteurs tels que des partis politiques, des médias, des lobbys, voire le gouvernement, sollicitent des sociétés spécialisées pour interroger un panel de personnes sur des sujets de société, l’objectif étant de fournir des données chiffrées censées représenter « l’opinion publique ». Les formations politiques justifient d’y avoir recours afin de « mieux comprendre la population » et orienter leurs actions.

Dès les années 70 le sociologue Pierre Bourdieu écrivait que les sondages d’opinion étaient « un instrument d’action politique ». En 1986, il appelait même à une méfiance généralisée : « Je souhaiterais beaucoup que des institutions efficaces de contrôle efficaces soient mises en place et qu’en tout cas, et c’est le sens de mon intervention, le soupçon se généralise à l’égard des sondages, que les hommes politiques, les journalistes, etc. les regardent de manière soupçonneuse, c’est à dire avec vigilance, comme le font les chercheurs. »

Quelques décennies plus tard, loin de s’en méfier, certains courants d’influence politique ont bien appris à les utiliser, les pratiques sondagières de CNEWS sont un exemple presque paroxystique de ces dérives.

L’objectif final n’étant pas de réellement évaluer l’avis des Français, mais de laisser croire qu’une majorité d’entre eux aurait telle ou telle opinion, en misant sur le mécanisme du « conformisme social », mis en lumière dès les années 50 par le chercheur Solomon Asch, et dont le principe peut se résumer par : « Si une majorité de personnes a telle opinion, l’individu isolé arrête de réfléchir et se range à cette opinion ».

CNews et les autres médias contrôlés par le Groupe Bolloré utilisent-ils ce mécanisme afin d’influer sur l’opinion ? La question est légitime quand on regarde leurs pratiques sondagières, surtout en comparaison avec les autres chaines d’info en continu.

Frénésie sondagière, sur des thèmes directement inspirés des programmes de l’extrême-droite

Entre janvier 2022 et février 2024, France Info a commandé 7 sondages, contre 15 pour LCI, 80 pour BFM et 120 pour CNews !

Les sujets abordés par France Info, LCI et BFM étaient relativement généraux, tandis que ceux de CNews se concentraient largement sur des thèmes alignés sur les positions de l’extrême-droite.

Un tiers portait sur l’immigration avec des questions clairement orientées : Craignez-vous le grand remplacement ? Êtes-vous pour un blocus naval en Méditerranée ? Faut-il arrêter les subventions aux assos pro-migrants ?

24 sondages portaient sur la justice : Est-elle trop laxiste ? Faut-il recourir à l’armée pour lutter contre les trafiquants de drogue ?

Une dizaine de sondages remettaient en question le droit de grève et l’action syndicale. Les autres sondages abordaient des sujets comme : Le système social français favorise-t-il trop l’assistanat ? Jean-Luc Mélenchon est-il un danger pour la République ? Êtes-vous pour ou contre le port de l’abaya à l’école ? La France est-elle un pays de culture et de tradition catholique ?

La quasi-totalité des questions étaient directement inspirées des programmes des partis politiques d’extrême-droite.

Autre élément significatif : depuis fin 2023, les sondages de CNews sont désormais réalisés en collaboration avec Europe 1 et le JDD.
CNEWS, chaîne appartenant au groupe Canal+ et filiale de Vivendi, est sous le contrôle de Vincent Bolloré.
La radio Europe 1, tout comme le JDD, sont détenus par Lagardère News, également dirigée par Vincent Bolloré.
Tous les sondages ont été réalisés par la société CSA, qui n’a rien à voir avec le « Conseil supérieur de l’audiovisuel » : CSA est une filiale à part entière du groupe HAVAS, dirigé par Yannick Bolloré, et également détenu par Vivendi, contrôlé par Vincent Bolloré.

Le fait que les médias du groupe Bolloré soient dans une telle frénésie sondagière, et les fassent réaliser par une société appartenant au même groupe, fait obligatoirement craindre une volonté d’influence de l’opinion. Interrogé à ce sujet en Commission des lois au Sénat, Vincent Bolloré a répondu : 

Sa prétendue méconnaissance est évidemment peu crédible et contredite par l’analyse des faits.

Matraquage médiatique

Le 19 décembre 2023, CNews/Europe1/le JDD demande au CSA de réaliser le sondage suivant : « Faut-il instaurer une préférence nationale pour l’emploi, le logement et les aides sociales ?« 

Dès 6h, le lendemain, les sites internet de ces 3 médias relayent les résultats, affirmant que 71 des Français approuverait le principe. L’info est ensuite reprise tout au long de la journée, dans chacune des émissions sur CNews, et plusieurs fois sur Europe1, sans aucune nuance ni information sur la marge d’erreur. Pascal Praud déclare dans son émission « Voyons le sondage, tout simplement, ça devrait les faire réfléchir, tous ces donneurs de leçons… ». Sonia Mabrouk parlera d’une « distorsion incroyable avec ce que veulent les Français« . Julien Odoul, député du Rassemblement National,  en concluera que son parti politique est « rejoint par une majorité des Français« , et Laurence Ferrari considere qu’il est « insupportable » que nos dirigeants n’en tiennent pas compte…

Dans la seule journée du 20 décembre, l’info aura été répétée une trentaine de fois sur les médias du groupe Bolloré, aura occupé plus de 2 heures d’antenne sur CNews… sans compter les partages sur les réseaux sociaux ou les reprises dans d’autres médias.

Plusieurs raisons de douter de la fiabilité des sondages de CNews

D’abord, regardons les comparaisons avec d’autres sondages :

Novembre 2023, d’après CNews/CSA, 61% des Français sont pour une fin du regroupement familial. Quelques mois avant, un autre sondage donnait un résultat inférieur de 15% !

Octobre 2022, à la question « Pensez-vous que la justice est trop laxiste ? », le sondage CSA/Cnews indique une réponse positive de 81%. Un autre sondage, cette fois de l’Ifop pour le JDD, donne un résultat différent de 16%.

Sur le port de l’uniforme à l’école, CNEWS/CSA affirme que 60% des Français sont pour… alors qu’un autre sondage donne 20 % de moins !

 Pire encore, on trouve des sondages avec des résultats diamétralement inverses :

Faut-il régulariser les étrangers sans-papiers qui travaillent dans un métier « en tension » ? D’après CSA/CNEWS, 55% des Français y sont opposés. D’après cet autre sondage BVA/RTL, c’est au contraire 68% qui y sont favorables.

Le 15 juin 2023, CSA/News indique que 66% des Français souhaitent restreindre le droit d’asile. La veille, un sondage Elabe/BFM indiquait au contraire que 71% des Français étaient attaché au principe du droit d’asile.

Concernant l’Aide Médicale d’Etat CSA/CNEWS affirme que 66% des Français sont favorables à sa réduction… mais la même société CSA a également fait un sondage sur cette question, pour l’ONG Médecins du Monde, avec un résultat inverse : 61% des Français se déclarent « pour » l’AME !

Ces écarts, parfois très importants, peuvent en partie s’expliquer par les différences formulations, mais des failles dans la méthodologie de la société de sondage peuvent aussi y contribuer.

Les failles de l’institut CSA

Pour rappel, Les sondages d’opinion se basent sur un panel d’environ un millier de personnes, censé être représentatif de la population en tenant compte de critères tels que le genre, l’âge, la profession et la localisation géographique.

Or pour être panéliste chez CSA, il suffit de s’inscrire sur leur site, et après avoir répondu à quelques questions, vous recevez ensuite régulièrement des sondages, par email.

Pour vérifier la fiabilité, j’ai testé et j’ai pu ouvrir une dizaine de comptes « panélistes », sous de fausses identités. J’ai ainsi répondu à des sondages pendant plusieurs semaines, sans que mes informations ne soient jamais vérifiées. Chaque participation me rapportait même des points échangeables contre des réductions sur Amazon ! Il est même possible d’ouvrir un compte depuis l’étranger.

Autant dire qu’on est très loin de la rigueur nécessaire pour une étude sérieuse et sincère.

Plusieurs questions se posent

  • Pourquoi rien n’est mis en place pour empêcher qu’un lobby, un parti politique, ou n’importe qui d’altérer complètement les résultats ?
  • Les journalistes de CNews, Europe 1 et le JDD sont-ils au courant du manque de fiabilité des résultats qu’ils relayent pourtant chaque semaine, plusieurs fois par jour, en les présentant comme des vérités absolues ?
  • CNews, Europe1, le JDD et la société CSA étant contrôlés par Vincent Bolloré, celui-ci peut-il ignorer ces failles ?
  • Ces failles sont-elles de simples négligences, ou un processus intentionnel pour influencer l’opinion ?

Interrogé à ce sujet, ni CNews ni la société CSA n’ont, à cette date, répondu.

En conclusion, tant que des règles éthiques claires ne seront pas mises en place, la fiabilité des sondages n’est pas assurée et des courants politiques opportunistes les utiliseront pour influencer l’opinion, avec la complicité de groupes de médias peu scrupuleux.

Alors, soyons vigilants, et pour se faire une opinion utilisons les meilleurs outils qui soient : la nuance et la réflexion…

Bibliographie :

Manuel anti-sondages
Alain Garrigou – Richard Brousse
Edition La ville brûle