Au terme d’une saga législative assez désastreuse qui aura duré plus d’un an et demi, la loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a été promulguée. Cette mauvaise saga aura surtout été révélatrice d’un dysfonctionnement démocratique global, de tentatives de contournements des règles institutionnelles et de débats publics calamiteux. Aucun parti ou courant politique n’en sort grandi, mais les principales victimes sont avant tout les hommes, les femmes et les enfants qui nous demandent de les accueillir, qui vont avoir encore et toujours moins de droits et plus de barrières administratives.

Recul des droits des étrangers, remise en question des valeurs d’universalisme républicain… Si le titre n’avait pas déjà été pris, on aurait pu appeler cet épisode politique « anatomie d’une chute ». Chute démocratique, républicaine ou humanitaire… voire les 3 !

Chronologie du fiasco

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonce le projet de réforme au moins d’août 2022… un peu plus tard, quelques pages font l’objet d’une fuite lors d’un conseil des ministres. Fuite probablement intentionnelle, qui constitue un bon moyen de tester l’opinion et la réactivité des acteurs sociaux. En décembre 2022, un débat à l’Assemblée nationale, puis dépôt de l’avant-projet au Conseil d’état et enfin, en février 2023, la présentation du projet en Conseil des ministres, et l’annonce d’une « procédure accélérée », donc une seule navette parlementaire, avec en plus le choix d’un passage en premier par le Sénat, ce qui démontrait, dès le départ, une volonté de droitiser le projet, et de limiter le débat, donc la recherche de consensus.

Mi-mars, un premier passage en commission au Sénat, qui laisse déjà entrevoir le durcissement qui en découlera… mais quelques jours plus tard, enlisé dans le projet de loi sur les retraites, le Gouvernement annonce qu’il reporte celui sur l’immigration ! Durant l’été, on entend tout et son contraire : le projet serait réduit, pour privilégier des mesures par décrets ou ordonnances, voire repoussé…

Et finalement, le projet revient sur le tapis du Sénat, exactement sur la forme initiale, en novembre. Pour rappel, le projet de base comportait 27 articles, dont seulement 4 ou 5 pouvaient être potentiellement en faveur de l’intégration… et plus d’une vingtaine qui étaient répressifs. Ce n’était donc déjà absolument pas un projet « équilibré », contrairement aux éléments de langages répétés par la majorité.

La droite extrême et l’extrême-droite jouent la surenchère

Les débats en commission au Sénat, retransmis en direct, ont permis de constater que la chambre haute pouvait tomber bien bas… les sénateurs de droite et d’extrême-droite se lancent dans une surenchère assez abjecte, essayant à tour de rôle de proposer l’amendement le plus outrancier et le plus dissuasif… A la sortie du Sénat, le projet a été multiplié par 3, passant de 27 à près de 90 articles !

Une grande partie de ces ajouts seront finalement censurés par le Conseil Constitutionnel, n’ayant pas de lien direct ou indirect avec les articles du projet de loi initial, ce que ne pouvait ignorer les sénateurs, à moins qu’ils ne méconnaissent la jurisprudence de notre constitution, ce qui serait inquiétant d’amateurisme… D’autant plus que tous ont connaissance du « vadémécum des sénateurs » expliquant parfaitement le principe des cavaliers législatifs. Il est plus probable qu’ils en avaient connaissance, mais qu’ils voyaient plus d’intérêt politique à entonner « la France aux Français » qu’à être de vrais législateurs.

Un exemple parmi d’autres : le 8 novembre, le sénateur Stéphane Ravier a défendu un amendement demandant à annuler le « droit du sol », c’est à dire le fait qu’un étranger, s’il nait en France, obtient la nationalité française quand il arrive à la majorité. Pour justifier sa proposition il a utilisé la métaphore suivante : « Un veau qui nait dans une écurie, ça ne fera jamais de lui un cheval« .

De tels propos, à l’Assemblée, auraient provoqué une suspension de séance et une sanction contre son auteur, comme ça a d’ailleurs déjà été le cas quand un député du RN avait affirmé que les exilés secourus en mer devaient « retourner en Afrique ». Au Sénat, ces propos scandaleux et profondément racistes n’ont pas soulevé de tollé, sauf de l’aile gauche sénatoriale…

Il faut dire que les sénateurs du parti « Les Républicains », qui porte si mal son nom, étaient bien mal placés pour dénoncer ces propos, vu que Sophie Boyer, sénatrice et vice-présidente de leur parti, présente ce jour-là, avait tenu les mêmes propos 10 ans auparavant, sur Twitter… elle avait même ajouté l’inculture au racisme, en attribuant cette citation à Montesquieu, alors que la seule trace connue vient… d’un discours de Jean-Marie Le Pen !

Amateurisme, opportunisme, racisme… la droite et l’extrême-droite ont montré la porosité entre leurs 2 camps et se sont durablement disqualifié auprès de celles et ceux qui croient encore un peu dans les valeurs républicaines.

Fin novembre, le projet est cette fois discuté en commission des lois à l’Assemblée nationale, avec quelques améliorations, dont le rétablissement de l’AME, mais entérine quand même une grande partie des régressions des droits proposées par le Sénat. Mais le 11 décembre, avant la première séance publique, une motion de rejet est déposée par les Écologistes, et contre toute attente elle est adoptée, ce qui annule l’examen des 2700 amendements prévus !

Cet événement a fait couler beaucoup d’encre, a été beaucoup commenté par les différents camps politiques, le plus souvent avec une mauvaise foi assez flagrante, d’un côté comme de l’autre. Ne parlons même pas de la vraie-fausse démission de Darmanin, qui n’est plus à une supercherie près…

Le fait que la motion de rejet ait été adoptée grâce aux voies cumulées de la Nupes, de la droite et de l’extrême-droite, a fait dire à Gérald Darmanin que la gauche n’avait plus aucune leçons à donner à quiconque, ayant pactisé avec l’extrême-droite en ayant mêlé ses voix avec celle de Marine Le Pen… C’est avoir la mémoire un peu courte : un an auparavant Renaissance mêlait sans souci ses voix avec celles du Rassemblement National, pour contrer une motion de rejet sur le projet de loi sur le pouvoir d’achat !

Mais si l’on veut éviter d’avoir autant de mauvaise foi que le ministre de l’Intérieur, il faut aussi reconnaître que la manœuvre de la gauche ne brillait pas par sa clairvoyance : croire que le Gouvernement allait renoncer à son projet de loi, après un an et demi d’attente, alors qu’il n’en avait pas l’obligation, était quand même un peu naïf, et il a logiquement fait le choix de le soumettre à une commission mixte paritaire, donc une recherche de compromis, censé se dérouler à huis-clos entre 7 députés et 7 sénateurs, du moins dans les textes… La CMP a été interrompu plusieurs heures dès le départ, les tractations préalables n’ayant visiblement pas été comprises de la même manière entre la majorité gouvernementale et les Républicains, ce qui a bien démontré que les décisions se prennent en amont et que la CMP en elle-même est fantoche. Bref, là encore les textes et les procédures ont été tiraillées au fil de petits arrangements politiques internes, sous l’œil agacé de la gauche, dindons d’une farce qu’ils avaient eux-mêmes maladroitement organisée.

La CMP a donc fait semblant de trouver un compromis, conservant 86 articles de la proposition du Sénat, qui a ensuite été votée àpar les 2 chambres, grâce aux votes du Rassemblement National, malgré l’engagement de la majorité. Une vingtaine de parlementaires de la majorité, un peu moins lâches que les autres, ont logiquement voté contre, quelques-uns ont démissionné, le ministre de la Santé également… comme quoi, quand un ministre souhaite vraiment démissionner, il le fait. Les autres parlementaires de la majorité ont voté pour, par peur des représailles, ou de voir passer en-dessous de la pile leurs propositions parlementaires à venir.

Le Gouvernement, lui, s’est toujours senti « droit dans ses bottes », Mme Borne avait le « sentiment du devoir accompli », et nous avons pu voir fleurir un nouvel élément de langage, répété en boucle par les parlementaires de la majorité : si le Gouvernement tient à aller jusqu’au bout, c’est parce que son projet de loi était « très attendu des français ».

La fabrique de l’opinion

L’imparable recours à l’opinion du peuple ! Imparable, mais seulement en surface… D’abord, parce que la loi sur la retraite, ou encore la prise en compte du vote blanc, recueillaient une attente encore plus franche des Français, ce qui n’a pas empêché le Gouvernement de passer outre. Un principe qui est invoqué selon les besoins, donc à géométrie variable, n’est plus par définition un principe, mais une supercherie.

Le 2e écueil, c’est la construction de l’opinion publique. Le sociologue Pierre Bourdieu écrivait, dès 72, que les sondages d’opinion étaient un instrument d’action politique. Entre l’annonce de la réforme et la promulgation de la loi, une seule et même source a commandé une vingtaine de sondages sur l’immigration, dont les questions posées sont sans nuance et sans équivoque. Ces sondages ont plusieurs points communs : ils ont tous été commandités par le même trio de médias : Cnews/Europe1/JDD, qui en a largement diffusé les résultats dans leurs secteurs respectifs : télé, radio, presse.

Ces 3 médias ont un point commun : Cnews est la propriété de « Bolloré média », Europe 1 a pour actionnaire principal Vivendi, propriété de Vincent Bolloré, le JDD a également pour propriétaire Vincent Bolloré. Autre élément, ces 17 sondages ont tous été commandés au même institut : CSA, propriété du groupe Havas, détenu par… Bolloré père et fils.

Autre point commun de ces 17 sondages : ils ont tous été menés selon le même process, à savoir un questionnaire en ligne, auprès d’un millier de personnes. Qui sont les répondants ? Ceux qui se sont inscrits auprès du CSA pour être « panéliste »… le souci étant que n’importe qui peut s’y inscrire, plusieurs fois, et donc répondre plusieurs fois aux mêmes sondages, et en échange gagner des bons de réduction chez Amazon…

Il n’y a absolument AUCUN contrôle. Si Bourdieu disait que l’opinion publique n’existait pas, on peut constater qu’aujourd’hui certains courants de pensée font tout pour la construire, sans aucun scrupule.

Défaite politicienne

La version issue de la commission mixte paritaire a ensuite été votée à l’Assemblée, puis au Sénat, et le Conseil Constitutionnel a fait l’objet de 4 saisines. La manœuvre du Gouvernement était assez basique : accepter beaucoup de compromis avec la droite, afin d’arriver à un accord de leur part en CMP, tout en sachant pertinemment que les compromis acceptés seraient retoqués par le Conseil constitutionnel. La droite n’était pas dupe et savait que, quel que soit le scénario final, ils en sortiraient gagnants : si rien n’avait été censuré, c’est leur version de la loi qui était adopté, et ils pouvaient revendiquer une « victoire idéologique ». Si le Conseil constitutionnel censurait leurs articles, ils pouvaient alors utiliser cela comme un argument pour justifier leur demande de réforme de la Constitution. C’est le 2e scénario qui s’est produit : 31 des 86 articles de la loi sont déclarés contraires à la constitution.

Tout le monde a joué sa comédie : la droite a dénoncé un « coup d’État de droit », faisant mine d’ignorer la jurisprudence constitutionnelle. Le Gouvernement, lui, s’est félicité que la loi finale soit leur proposition d’origine, ce qui est tout aussi mensonger. 27 articles au départ, le double à l’arrivée, et leur mesure phare, la régularisation pour les travailleurs sans-papiers dans les métiers en tension, a été vidé de son sens.

En clair, tous les camps ont démontré leur incompétence et leur inaptitude à une co-construction législative. Chacun se félicite, tente de se convaincre qu’ils y ont un peu gagné, au moins électoralement. Ceux qui ont beaucoup perdu, ce sont comme d’habitude les hommes, les femmes et les enfants étrangers, qui vont voir leurs droits fondamentaux reculer.

Les principaux articles censurés par le Conseil constitutionnel

La droite sénatoriale souhaitait que le Parlement détermine un quota du nombre d’étranger admis à s’installer durablement (sauf droit d’asile), mais le Conseil constitutionnel a considéré que le législateur ne pouvait pas imposer au Parlement l’organisation d’un débat.

La censure de la trentaine d’autres articles porte uniquement sur l’absence de lien direct ou indirect avec les dispositions initiales de la loi. La jurisprudence du Conseil Constitutionnel prévoit qu’ils vérifient en premier lieu si l’article ajouté porte sur un aspect qui est déjà abordé dans le projet de loi initial.

De manière concrète, si le projet d’origine comporte un ou des articles portant sur le droit du sol, tout article ajouté portant sur ce thème sera examiné sur le fond de sa constitutionnalité. Si aucun article n’aborde ce sujet à la base, l’article ajouté sera censuré, pour défaut de lien direct ou indirect, sans être examiné sur le fond (principe de « l’entonnoir »).

C’est le cas pour toutes les dispositions qui proposaient de durcir les conditions de regroupement familial, de rapprochement de conjoints de Français, de l’accès à un titre de séjour pour soins, mais aussi la mise en place d’une caution pour les étudiants étrangers, d’un retour du délit de séjour irrégulier, multiplication par 10 du délai de carence avant de pouvoir bénéficier de certaines allocations, mais aussi la fin de l’automaticité du droit du sol et de l’hébergement inconditionnel, et quelques autres mesures moins significatives mais qui représentent toutes un durcissement et des restrictions des droits pour les étrangers en France.

 Toutes ces mesures, très dures, n’ayant pas été censurées sur le fond, elles peuvent revenir dans de prochaines propositions de lois à venir, d’une manière ou d’une autre. A noter aussi qu’il avait été proposé de transformer l’Aide Médicale d’État en Aide Médicale d’Urgence, en restreignant l’offre de soins accessible aux étrangers sans-papiers. Cette mesure a fait l’objet d’un deal entre le Gouvernement et la droite : écartée avant la CMP, elle sera de nouveau étudiée dans quelques semaines.

Promulgation de la loi

La loi a donc été promulguée le 27 janvier, dont une grande partie des mesures sont déjà opérationnelles, de premières circulaires ayant été publiées. Plusieurs organisations ont déjà diffusé des analyse détaillées et exhaustives, dont la Cimade et la Fédération des acteurs de solidarité :

Une grande partie de cette loi est clairement « mal écrite », de l’avis même des juristes. Certaines dispositions seront difficiles à mettre en place et ce sont les jurisprudences qui permettront d’en saisir les conséquences à moyen et long terme.

2 mesures sont potentiellement incertaines ou inquiétantes : le nouveau titre de séjour « métier en tension », et les dispositifs liés au droit d’asile.

La régularisation des étrangers sans-papiers qui travaillent dans un métier en tension est une des mesures phares du projet de loi, sur laquelle s’est appuyé le Gouvernement pour affirmer qu’elle n’était pas exclusivement répressive… mais l’effectivité de cette mesure est difficile à cerner.
Il existe déjà une possibilité de régularisation par le travail, via la demande d’ « admission exceptionnelle au séjour », avec pour condition de résider en France depuis au moins 3 ans et avoir travaillé pendant 2 ans et avoir un contrat de travail ou une promesse d’embauche, et la demande est faite avec l’employeur, mais l’obtention du titre de séjour est à l’appréciation du Préfet de département.

Pour cette nouvelle voie de régularisation, il faut avoir travaillé au moins 12 mois sur les 2 dernières années, dans un métier dit « en tension », dont la liste est pour l’instant régionale et devrait être mise à jour, mais surtout la demande est faite de manière indépendante, sans avoir besoin de l’accord de l’employeur, mais l’acceptation du titre de séjour reste à l’appréciation du Préfet de département (le projet initial prévoyait un titre de séjour « de plein droit », mais la droite sénatoriale a modifié pour revenir à une validation par les services de l’État).

Si accordé, la personne obtient un titre de séjour provisoire d’un an, ne permettant pas le regroupement familial, et son titre pourra basculer vers un titre pérenne si au renouvellement il a obtenu un emploi stable en CDI.

Même si toute nouvelle voie de régularisation est bonne à prendre, il est légitime de craindre que le dispositif ait plus pour objectif de sanctionner les employeurs que de régulariser les étrangers sans-papiers. En effet, ce dispositif est prévu pour être limité dans le temps et s’arrêter fin 2026, donc n’être opérationnel que pour les étrangers déjà présents sur le territoire national. De plus, une autre mesure du projet de loi est la création d’une amende administrative, bien plus simple à prononcer, qui s’ajoute aux sanctions déjà existantes pour les personnes qui embauchent des personnes sans-papiers, donc qui n’ont pas le droit de travailler.

M. Darmanin a déclaré, en Commission des lois au Sénat le 8 novembre : « Le projet du Gouvernement était simple : régularisation des personnes qui demandaient leur régularisation, pour savoir qui embauchait des sans-papiers, pour pouvoir les faire fermer. »

Quelques jours plus tard, cette fois à l’Assemblée Nationale, il a précisé : « En libérant la tutelle de l’employeur sur l’employé, c’est le servage moderne que nous combattant avec l’article 3. En le dénonçant, non seulement on répond à une question d’humanité et de travail, mais par ailleurs on a l’information de qui l’exploite, et ça va de pair avec l’article 8 qui prévoit des sanctions administratives très fortes contre l’employeur qui embauche des personnes en situation irrégulière. »

Il est possible d’espérer que les employeurs qui ont embauchés une personne étrangère en toute bonne foi, sans avoir connaissance de l’irrégularité, ne seraient pas sanctionnées… mais comment en avoir la certitude ?

 Le 5 février, le ministère de l’Intérieur a envoyé à toutes les Préfecture une circulaire qui renforce ce doute. Il y est écrit : « Les situations de travail illégal portées à la connaissance des préfets dans le cadre de la nouvelle procédure d’admission exceptionnelle au séjour sans intervention de l’employeur prévue par l’article L. 435-4 du CESEDA seront portées à la connaissance du CODAF de manière à orienter l’action des corps de contrôle. »

Prenons un exemple concret : une personne étrangère, sans-papiers, travaille depuis plus d’un an pour une entreprise de BTP, qui lui délivre des fiches de paie, et son métier fait partie des métiers dits « en tension ». S’il souhaite demander une régularisation, il va devoir « dénoncer » son employeur à la Préfecture, qui va signaler à la CODAF (Comité Opérationnel Départemental Anti-Fraude). Son employeur va donc risquer d’être sanctionné par une amende administrative de plusieurs milliers d’euros. Qu’il soit sanctionné ou non, il semble assez peu probable que l’employeur accepte de garder un employé qui l’a dénoncé à l’administration…

En conséquence, si la personne étrangère arrive à être régularisée, elle est quasiment assurée de perdre son emploi.

 Telle qu’elle semble être conçue, cette disposition engendre une situation kafkaïenne : pour avoir le droit de travailler légalement, un étranger doit prouver qu’il a travaillé de manière irrégulière, dénoncer son employeur, et perdre son emploi.

 La situation kafkaïenne s’étend aussi aux employeurs : la liste des métiers en tension date de 2021 et doit être mise à jour, les métiers de l’hôtellerie et de la restauration, par exemple, n’y figurent pas… mais s’ils demandent à y figurer, ils prennent le risque d’être plus facilement sanctionnés.

 Il est à craindre que cette nouvelle voie de régularisation ne débouche finalement que sur un nombre très réduit de régularisation, mais nous ne le saurons que d’ici quelques mois.

 Toujours sur le volet « travail », la loi prévoit 2 nouvelles mesures :

  • Le « Passeport Talent » est transformé en « Titre de séjour talent » et élargi aux salariés titulaires d’un master, aux salariés d’une entreprise innovante, etc. mais aussi aux porteurs de projets économiques sérieux, ou qui investissent dans un projet économique en France, etc.
  • Création d’une carte de séjour pour les professions médicales et de pharmacie

La France n’accueille que les étrangers acceptant un métier que les Français ne veulent pas, ou alors ayant déjà un bon niveau de vie et un projet économique dont la France pourrait bénéficier, ou alors ayant un métier dans la santé, pour combler nos déserts médicaux.

Il est difficile de ne pas y voir une politique purement utilitariste et profondément cynique.

La loi instaure une réforme structurelle de l’asile, avec des mesures potentiellement inquiétantes.

Il est proposé d’aller vers une plus grande territorialisation de la procédure de demande d’asile, via la mise en place progressive en région de pôles « France Asile ».

Illustrons la situation actuelle par un cas concret

Une personne étrangère qui se trouve à Quimper et souhaite déposer une demande d’asile. Elle aura un premier rendez-vous à la « SPADA », plateforme de premier enregistrement de la demande, puis quelques jours plus tard un autre rendez-vous à la Préfecture de région, à Rennes. Lors de ce 2e rendez-vous, elle aura un premier temps purement administratif, au terme duquel il lui sera délivré un titre de séjour provisoire (valable uniquement pour le temps de la procédure). Elle aura aussi un entretien avec les services de l’OFII, organisme en charge de lui proposer les « Conditions matérielles d’accueil », à savoir un logement et une allocation mensuelle.

Pour rappel, la moitié seulement des personnes se voient proposer un logement, et l’allocation représente une somme de 210€ par mois. Si aucun logement n’est accordé à la personne, son allocation est augmentée pour passer à 460€… ce qui est évidemment totalement insuffisant pour payer un loyer et se nourrir.

À la suite de son passage en Préfecture elle devra envoyer, par courrier et sous 21 jours, son « récit de vie », c’est-à-dire expliquer par écrit et en français son parcours et les raisons de sa demande de protection. Elle sera ensuite convoquée dans les locaux de l’OFPRA, à Fontenay-sous-Bois, quelques semaines ou quelques mois plus tard, pour un entretien qui lui permettra d’expliquer oralement sa demande. Elle recevra la réponse quelques semaines ou mois plus tard, et si sa demande est refusée elle aura encore la possibilité de déposer un recours, devant la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile), où elle pourra être assistée par un avocat. L’audience à la CNDA sera là encore quelques mois plus tard, et se déroulera à Montreuil.

Même si les délais sont de plus en plus réduits, il est rare qu’il se passe moins de 4 à 6 mois entre le premier enregistrement et le passage à l’OFPRA, et ensuite l’éventuel délai de recours à la CNDA ajoute plusieurs mois. Les différents allers-retours représentent près de 3000 km.

Cet exemple concret démontre que la procédure de demande d’asile engendre des délais et des déplacements qui ne sont bénéfiques ni pour les demandeurs d’asile ni pour les organismes en charge de sa situation. Réduire les délais et les déplacements semble donc une mesure pragmatique, mais elle ne doit pas se faire au détriment de la qualité de l’étude de la situation, ce qui est clairement le risque introduit par les mesures annoncées.

Les « pôles asile » seraient amenés à se déployer progressivement, avec pour particularité que l’OFPRA aurait aussi des agents dans ses « Pôles Asile », à priori dans les locaux de la Préfecture, et qu’ils puissent enregistrer la demande, recueillir le récit de vie, et potentiellement effectuer l’entretien d’examen, en visio-conférence.

Cela permettrait dans doute d’accélérer les procédures, mais avec plusieurs biais potentiels.

  • D’abord, il faut rappeler que l’OFPRA a ou est censé avoir, une indépendance fonctionnelle vis-à-vis de l’État. Regrouper ses locaux dans les Préfectures peut raisonnablement laisser craindre une volonté du ministère de l’Intérieur d’une forme de mise sous tutelle.
  •  Ensuite, cela induit que le demandeur n’aura plus le délai de 21 jours pour rédiger et expédier son « récit de vie », il devra le faire le jour même de son enregistrement. Ce délai de 21 jours n’est pourtant pas négligeable, n’importe quel accompagnant d’un demandeur d’asile, qu’il soit travailleur social ou bénévole, sait que les personnes, quand elles arrivent sur le territoire national, ont besoin de « se poser », peuvent être encore victime de stress post-traumatique. Cette réduction du premier délai est donc potentiellement négative pour la qualité de la prise en compte de leur situation.
  • Il est aussi à craindre une multiplication des entretiens d’examen de la demande en distanciel, ce qui sera toujours moins efficace qu’en présentiel.
  • D’un point de vue plus global, on peut s’interroger sur le signal envoyé aux demandeurs d’asile, en rassemblant dans les mêmes locaux les organismes d’État en charge d’enregistrer les demandes, fournir les allocations et le logement, délivrer les avis d’éloignement et examiner la demande de protection…

Concernant la phase de recours à la CNDA, il est prévu la possibilité d’ouvrir des chambres territoriales (à priori dans les cours d’appel régionales).

Actuellement la norme est de statuer en formation collégiale avec un représentant du HCR, et statuer avec un juge unique est l’exception (même si ça représente déjà une part non négligeable). La loi inverse les choses : le juge unique devient la norme et la formation collégiale l’exception. Il est plus difficile d’appréhender la portée de ce changement : les statistiques actuelles semblent montrer que le taux d’accord d’une protection ne varie quasiment pas, entre la formation collégiale et le juge unique, mais l’inversion des normes peut en engendrer une.

Il est essentiel d’avoir conscience que la procédure de demande d’asile, sous sa forme actuelle, n’est déjà pas une procédure « laxiste ». Les personnes ayant une expérience de terrain le constatent : quand un étranger obtient une protection, c’est que sa situation le justifie. Quand un étranger n’obtient pas de protection, cela ne veut pas forcément dire qu’il ne le « mérite pas », cela peut aussi juste signifier qu’il ou elle n’a pas pu apporter les preuves de la dangerosité de sa situation.

Contrairement à ce que veulent laisser croire certains, NON, les associations d’aide aux exilés n’aident pas les étrangers à « mentir » pour obtenir le droit d’asile. Un mensonge serait, dans tous les cas, démonté par les services de l’OFPRA, qui vérifient TOUS les éléments apportés par les personnes.

Les bénévoles et intervenants sociaux qui accompagnent les demandeurs d’asile ne font qu’une chose : aider les personnes à constituer leur dossier. Cela peut prendre des formes très diverses : aider à prendre rendez-vous chez un gynécologue pour faire constater l’excision, chez un médecin légiste pour faire constater les blessures, trouver un traducteur assermenté pour les documents, préparer en amont pour l’entretien à l’OFPRA (tout comme n’importe quelle personne se prépare à un entretien d’embauche), aider à trouver un avocat pour la CNDA, etc.
Toutes ces aides permettent juste le respect des droits.

Or toutes les nouvelles dispositions de la loi peuvent avoir pour effet de réduire ces possibilités d’accompagnement, avec pour conséquence d’arriver à une dégradation de la procédure d’asile, donc une réduction du nombre de personnes qui accèdent à une protection, alors que leur situation le justifie.

N’oublions pas que chaque année, le droit d’asile permet, en France, de protéger des dizaines de milliers de personnes. En 2022, par exemple, ce sont 24 300 hommes, 17 800 femmes, et 14000 enfants qui ont obtenu une protection dans notre pays.

Toutes ces personnes ont PROUVÉ qu’elles seraient en danger si elles devaient retourner dans leur pays.

Si les nouvelles dispositions de la loi occasionnent une dégradation de la procédure et font baisser le taux d’accord d’une protection, ne serait-ce que de quelques pourcents, ce seront plusieurs centaines, voire milliers de personnes, que la loi mettra en danger, et il sera trop tard pour revenir en arrière.

En conclusion, il est frappant de constater que cette énième réforme de la loi n’a pas été construite de manière pragmatique, les législateurs des différents courants politiques étant plus animés d’objectifs électoralistes et populistes que par la volonté d’une co-construction d’une réelle politique d’immigration et d’intégration, respectueuse de nos valeurs républicaines.